Considéré par beaucoup comme l'un des, si ce n'est LE, meilleur jeu de stratégie du monde (numéro 2 au classement sur Board Game Geek après avoir longtemps été numéro 1),
Twilight Struggle (GMT, première impression en 2006) avait jusqu'ici échappé à ma voracité ludique. Pourtant, son thème, "la lutte crépusculaire" (dixit John F. Kennedy lors de son discours d'investiture en 1961) entre l'est et l'ouest durant la Guerre Froide (1945-1989), avait tout pour me séduire; une période riche historiquement, un affrontement "titanesque" entre deux géants prêts à tout pour le contrôle du monde, et au final des événements dont nos parents, et nous-même, furent témoins sans forcément à l'époque en concevoir la portée (même si je me souviens encore de la chute du mur de Berlin; sans vraiment de notion de politique, j'avais le sentiment d'assister à quelque chose d'historique). Bref, tout pour plaire à l'amateur de jeux d'histoire que je suis...
... sauf que dans un coin de mon esprit, je me disais que reproduire une guerre larvée aussi longue (45 ans), sur une si grande échelle (le monde), avec toute la complexité des notions de géopolitique, ne pouvait que déboucher sur un système de règles digne de l'encyclopédie. Quelle erreur ! La sortie récente de TS sur PC et iOs m'a poussé à "tester" le jeu (me disant que l'informatique gérerait une grande partie des règles et donc simplifierait la tâche) et je ne le regrette pas; Twilight Struggle est bien la petite bombe (nucléaire) ludique qu'il est censé être ! Ou comment avec des mécanismes ultra simples à comprendre, les auteurs ont réussi à reproduire un jeu d'échec géant ayant pour enjeu la domination de la planète !

Comme ils l'expliquent très bien dans les notes de conception, le jeu s'appuie sur deux choses: "la théorie des dominos" et "la primauté de la jouabilité sur le réalisme".
Ainsi, la théorie des dominos est une théorie géopolitique américaine courante à l'époque qui envisageait que le basculement idéologique d'un pays en faveur du communisme entrainerait une réaction en chaine dans les pays voisins qui se "convertiraient" à leur tour. Elle servit de prétexte à quasiment toutes les interventions militaires menées par les USA durant cette période, et notamment en Asie (guerre du Vietnam, guerre de Corée, etc.). C'est le coeur du jeu et ce qui détermine le camp victorieux au final. Tout le reste s'efface devant cette théorie; plus de notion de politique locale, de relations entre les pays... il n'y a que les USA et l'URSS face à face qui luttent pour contrôler des nations reléguées au rang de pion, et cela fonctionne très bien.
Ainsi, chaque pays est représenté par un score de stabilité; plus le pays est stable, plus il est difficile pour l'un ou l'autre des deux blocs d'y intervenir... et plus en prendre le contrôle (c'est à dire avoir un nombre de point d'influence égale à la stabilité plus éventuellement les points d'influence de l'adversaire) en fait une position "forte" pour son camp. Les pays sont répartis par zone géographique (Europe, Asie, Amérique centrale, Moyen-orient, etc.) et au sein de chaque zone, il y a des pays "pivots", c'est à dire des pays qu'il est important de détenir pour s'assurer la domination, ou mieux encore le contrôle de la région. Car régulièrement, on "teste" le contrôle des régions ce qui permet d'acquérir de précieux points de victoire. Le jeu consiste donc à étendre son influence tout en contrant les manoeuvres de son adversaire. Simple sur le papier...
Pour déterminer les actions possibles pour chaque camp, le jeu repose sur un système de cartes. Chaque carte représente un événement historique survenu durant la Guerre Froide (avec des cartes réparties en trois périodes -early war, mid war, late war- que l'on inclut dans le deck au fur et à mesure pour assurer une certaine historicité; impossible par exemple de voir la guerre du Vietnam se produire dans les années 40-50) et une valeur opérationnelle allant de 1 (faible) à 4 (forte). Tour à tour, chaque joueur va jouer une carte soit pour appliquer l'événement qui s'y trouve soit pour utiliser les points opérationnels (servant à faire des actions génériques). Tout le sel vient du fait que les événements peuvent être favorables aux USA, aux russes ou neutre et que lorsque l'on joue une carte évènement du camp adverse, ce dernier s'applique automatiquement ! On se retrouve donc à devoir faire des choix capitaux entre jouer des cartes "faibles" mais de son camp plutôt qu'une carte à forte valeur opérationnelle mais qui déclenche un événement puissant pour ceux d'en face (les plus "gros" événements ayant la plus forte valeur opérationnelle bien entendu), jouer une forte carte en sachant que le contre coup est élevé, ou quand bien même l'événement serait favorable à notre faction, à jouer la valeur opérationnelle plutôt que l'événement pour contrer l'adversaire.
Dès l'entame de la partie, on se retrouve donc face à des choix qui ne s'avèrent jamais neutre. Vais je utiliser en tant qu'américain la carte "Pacte de Varsovie" qui va me donner 3 points opérationnels mais renforcer l'influence de l'URSS en Europe de l'est ? Vais je en tant que russe utiliser cette même carte sachant qu'elle autorisera l'américain à jouer la création de l'OTAN qui rendra l'Europe de l'ouest quasiment imprenable ? Est ce que je joue "Fidel" en tant qu'américain qui me donne 2 points d'opération mais donne le contrôle de Cuba au soviétique ? Dois je renforcer mon influence au Japon et à Taïwan pour tenter de contrer les effets de la carte "Guerre de Corée", sachant que les points que je mets là ne pourront pas me servir ailleurs ?
Voilà le genre de questions à laquelle on doit répondre tout au long de la partie tout en ayant le sentiment qu'aucun choix n'est totalement bon ou que l'adversaire ne va pas au coup suivant démolir tous les efforts que l'on met en place pour contrôler un pays ou une région (petit exemple tiré d'une de mes parties: j'avais la domination de l'Europe, je joue ma carte "scoring Europe" pour engranger mes points de victoire au moment où le russe joue "Suez crisis" qui me fait perdre de l'influence en France, au Royaume-Uni et en Allemagne de l'ouest... bilan, au lieu de marquer 10 points de victoire, ça c'est transformé en un piètre match nul !).
Pour être tout à fait complet sur les événements, certains événements sont dit "uniques"; tant que la carte est jouée pour sa valeur opérationnelle, elle revient en jeu. Mais si l'événement est joué, il est définitivement écarté, assurant ainsi une fois de plus l'historicité du conflit simulé (il n'y aura pas deux guerres du Vietnam ou de crises des missiles à Cuba).
J'ai parlé des points opérationnels, mais à quoi servent ils ? A faire tout autre chose que de jouer l'événement. Leur utilisation la plus simple est de les convertir en point d'influence à placer sur la carte du monde. Ils peuvent également servir à tenter un coup d'état dans un pays affilié au camp adverse, mais si la manoeuvre est efficace, elle crée aussi une instabilité mondiale représentée par le DEFCON; un compteur allant de 5 (la paix) à 1 (la guerre nucléaire), sachant que celui qui déclenche la guerre nucléaire a automatiquement perdu la partie. Enfin, ils peuvent servir à opérer à un "réalignement", terme subtile pour dire "saper l'influence adverse" ! Trois actions, cela peut paraitre peu, mais si on y ajoute les événements (favorables ou adverses), le fait que l'on ne peut influer que sur des pays adjacents à un pays où l'on possède déjà de l'influence, l'importance des pays pivots sans pour autant négliger les pays "neutres" et le fait que les cartes de scoring ne peuvent être gardées en main d'un tour sur l'autre (obligeant ainsi parfois à calculer les points de victoire sur une partie du monde où l'on est en délicatesse), on obtient un cocktail superbement dosé où chaque tour, chaque décision, est d'une importance capitale (honnêtement, j'ai rarement ressentis une telle tension au moment de jouer un coup d'attendre un coup adverse, exception peut être de la série COIN dont j'ai déjà parlé et dont le moteur s'inspire grandement de Twilight Struggle, ceci expliquant sans doute cela).
Qu'est ce que je pourrai ajouter si ce n'est qu'il existe un mécanisme de défausse; la course à l'espace ! Cette conquête spatiale qui fut l'un des enjeux de la lutte entre les deux blocs est ici représentée par une piste sur laquelle on avance en défaussant une carte dont l'événement ne sera pas appliqué. Mais attention, cela ne peut être fait qu'une fois par tour !
Bref, Twilight Struggle est vraiment la réussite vantée par tant de joueurs à travers le monde. Comme le dit l'un de ses concepteurs, le but n'est pas de simuler avec précision et exactitude toute la géopolitique de l'époque, mais bien d'évoquer avec une certaine "nostalgie" la Guerre Froide. De se prendre, le temps d'une partie pour le président des USA ou de l'URSS en plein conciliabule devant une carte du monde, préparant ses prochains coups. Et cela fonctionne... on rentre dans le jeu !
Pour terminer, et afin de nuancer quelque peu mon enthousiasme, je vais émettre un bémol; Twilight Struggle est clairement dans la catégorie des jeux facile à comprendre, difficile à maitriser. Une bonne connaissance des cartes est indispensable pour commencer à jouer dans la "cours des grands". Sans cela, on pourra ressentir de la frustration en voyant sa tactique contrée par le jeu d'une carte que l'on ne connaissait pas. Il faudra donc quelques parties je pense pour commencer à penser plusieurs coups à l'avance, à être en mesure de contrer les cartes les plus fortes du camp adverse (l'avantage étant que comme l'on peut avoir dans sa main des cartes d'événement "adverse", on peut à loisir les étudier), ou à maitriser les ouvertures les plus efficaces. Passé ce nécessaire apprentissage, les possibilités paraissent infinies.
Note: la version informatique est très agréable à prendre en main, avec un didacticiel qui explique bien les règles du jeu. Une galerie des cartes est intégrée permettant de toute les étudier. Enfin, l'IA est considérée comme faible par les habitués du jeu... personnellement, elle me convient tout à fait pour apprendre à jouer vu que pour le moment, elle me met à l'amende !