Journal de Molly - Séance 29 (20/07/19)
Lundi 21 (J+9)
Le trajet qui nous ramène vers le chalet des Henderson me paraît prendre une éternité. La petite Ellie tousse à intervalles réguliers ; une toux grasse, encombrée. À la voir de si près, il ne fait aucun doute qu’elle est infectée. Sa peau présente des cloques et lésions qui me donnent l’impression qu’elles vont se mettre à saigner si on les effleure. Je me tiens aussi loin d’elle que possible, chose peu aisée sur la banquette arrière d’une voiture. Frank me lance un regard agacé avant de prendre l’enfant, de l’installer contre la portière et se positionner entre elle et moi. À l’avant, Biz, qui pense être discret, entrouvre son sac et montre les bouteilles d’alcool qu’il a emportées pour Bobby John. Cette addiction finira par les tuer, ou pire, par tuer l’un d’entre nous. Ellie a soudain une quinte de toux plus forte que les autres et finit par vomir un jet pourpre noir. La vitre, la portière et le siège devant elle sont souillés de matière. Biz s’écarte vers l’avant en protestant tandis que Bobby John ralentit la voiture. — Qu’est-ce que tu fabriques ? lui demande Frank sèchement. — Ben, on va pas continuer avec elle dans la voiture ! — Roule, bordel ! On va chez les Henderson, point ! Le ton ferme et l’arme que tient l’agent spécial dans sa main décident le vétéran à accélérer de nouveau. Le regard interrogateur de Biz se pose sur mon poing serré sur le marteau d’Harold. Il acquiesce d'un léger mouvement du menton. Pourvu qu’elle ne se transforme pas ici… pas maintenant. Biz cherche désespérément de quoi se nettoyer, mais il n’y a rien dans nos sacs pour l’aider. Il s’essuie finalement directement sur le tableau de bord. Frank ne cherche même pas à se nettoyer des éclaboussures qui ont pu l’atteindre. Il murmure à l’oreille d’Ellie pour la rassurer. Nous arrivons enfin chez les Henderson. Frank descend avec la petite et l’emmène à l’intérieur. Je me tourne vers Biz avant de descendre : — Essaie de trouver des vêtements propres à l’intérieur et change-toi. — ‘tain, il va y avoir que des fringues de vieux là-dedans ! râle-t-il. Je retiens Bobby John qui ouvrait sa portière : — Tu peux me passer ton talkie-walkie. Il me lance un regard surpris et me tend l’objet : — Anna ? — Ouais. — C’est quoi la dose mortelle de somnifères pour un enfant d’environ 40 kilos ? Il y a un silence de quelques secondes avant qu’elle ne réponde : — Mais qu’est-ce que vous faites ? — On est reparti de la supérette avec une gamine infectée. Je ne veux pas qu’elle souffre... — Vous n’avez qu’à appliquer la méthode Harold, lâche-t-elle froidement. Écœurée par sa réponse, je rends le talkie à Bobby John et me dirige vers la cuisine. Dans le doute, je vais lui mettre toute la boîte. J’écrase les cachets un à un, avec en tête l’image de mes enfants. Eux n’ont pas eu la chance que quelqu’un les soulage avant qu’ils… J’inspire profondément. Ne pas craquer maintenant. J’ajoute un peu d’eau et mélange la préparation avec une cuillère. Les cachets ne se dissolvent pas et forment un nuage trouble dans le liquide. J’espère que la petite réussira à boire ça. Dans la chambre, Frank est au chevet d’Ellie. J’approche et lui tend le verre. Son regard pénétrant me fixe, lui garde le silence. Je murmure en soutenant son regard : — C’est pour qu’elle ne souffre pas. Il se saisit du verre et le porte aux lèvres de l’enfant qui boit avidement. Je les laisse quelques instants et redescend dans la cuisine. Sous l’évier, je finis par trouver ce que je recherche : de l’eau de javel et des gants de ménage. La porte de la salle de bains est fermée, mais j’entends Biz qui peste à l’intérieur. Je toque : — Tu t’es changé ? — Ouais, soupire-t-il. Il porte une chemise à carreaux et un jean de monsieur Henderson, bien trop grand pour lui. Je m’abstiens de toute remarque et lui demande plutôt où le vomi l’a atteint. Il me montre l’arrière de ses bras. J’imbibe une serviette de javel et commence à frotter la zone indiquée. Ça ne peut pas faire de mal, me dis-je intérieurement. On ne sait toujours pas grand chose sur le mode de contamination de cette maladie. Cette proximité avec Biz me met soudain mal à l’aise. Lui se laisse faire sans dire un mot. Je n’ai pas oublié ce que j’ai lu dans son casier judiciaire et me dépêche de finir. Je lui demande de se rincer avant de rejoindre Frank dans la chambre. — Va te nettoyer et change-toi. Il y a de l’eau de Javel dans la salle de bain. Il jette un œil à la petite, hésite. — Je vais rester avec elle, lui dis-je pour le rassurer. J’ai l’impression qu’il ne me fait pas confiance, mais il finit par sortir. Qu’est-ce qu’il croit au juste ? Les somnifères, c’est tout ce que je pouvais faire. Je n’ai pas envie de la voir souffrir, c'est tout. Est-ce que ça fait de moi une meurtrière ? J’aurais dû en parler aux autres avant d’agir. Je ne vaux pas mieux que Frank qui applique son propre code quand bon lui semble… Il revient rapidement, suivi de Biz : — Vous pouvez y aller, je vais rester avec elle. Il faudrait me ramener de quoi la soulager. Molly, tu peux demander à Annabelle ? — Il ne faut pas trop compter sur elle pour nous aider. Devant son regard interrogateur, je m’explique : — Je l’ai appelée par le talkie tout à l’heure. De toute façon, j’ai déjà donné ce que je pouvais à la petite. — Demandez-lui quand même, de ma part. Biz semble attendre mon signal pour descendre. Je lui fais signe de partir sans moi. — Molly… commence Frank tandis que Biz disparaît dans l'escalier. — Tu oublies tes propres règles ? On ne doit pas rester tout seul. — Je sais me défendre. — Tu te crois invincible ? Il a l'air étonné : — Non, pas du tout. — La prendre dans tes bras, la ramener avec nous dans la voiture… Tu prends trop de risques ! — Je sais ce que je fais. — Non tu n’en sais rien ! On n’est même pas sûrs de comment se transmet l’infection. — Écoute, Molly, tu ne comprends peut-être pas mes choix, mais cette gamine, elle ne mérite pas ce qui lui arrive, et si je peux l’aider d’une façon ou d’une autre, je le fais, un point c’est tout. — Le groupe a besoin de toi, Frank. — On a tous besoin de quelqu’un… Elle, elle fait partie de ceux qui méritent de vivre, et elle n’a plus personne pour l’aider, à part nous. — Je ne te dis pas qu’il ne fallait pas l’aider. Je dis juste qu’il faut le faire sans se mettre en danger. Tu sais qu’on ne peut plus rien faire pour elle, elle est infectée. L’homme secoue la tête, comme s’il refusait de voir la vérité en face. — Pourquoi vous n’appliquez pas la méthode Harold ? demande Annabelle sur le seuil de la chambre. C’est simple, rapide, efficace. Qu’est-ce qu’elle vient faire là ? Je croyais qu’elle ne voulait pas nous aider avec Ellie. — Tu as ramené ce que j’ai demandé ? J’avais laissé un message pour toi à Biz, ajoute-t-il devant l’air surpris de la jeune femme. — Biz et Bobby étaient un peu… gais en arrivant au chalet. — Je vois. — De toute façon, tu as ce qu’il faut pour la soulager, insiste Anna. Instinctivement, il porte la main jusqu’à son arme. — Écoutez toutes les deux, j’ai pas besoin qu’on me rabâche ce que je sais déjà, d’accord. Je ferai ce qu’il faut le moment venu. Maintenant, si vous n’avez rien d’autre à ajouter, vous pouvez sortir d’ici ! Ellie est à peine consciente et vomit à nouveau. Sur le dos, elle manque de s’étouffer. Frank l’aide à tourner la tête et lui essuie la bouche avec un morceau de drap pas encore souillé. N’arrivant pas à lui faire entendre raison et toujours en colère contre Annabelle, je préfère les laisser et redescends dans la cuisine. Quelques instants plus tard, Anna me rejoint, elle tient une veste de monsieur Henderson. Sans un mot, elle commence à fouiller sous l’évier. Lorsqu’elle se redresse, elle se tourne enfin vers moi. Sa bouche s’entrouvre puis se referme au moment où ses yeux se posent sur mes mains. Je porte toujours les gants de ménage bleu ciel. Elle réfléchit un instant avant de parler. — Je reste persuadée qu’ils ont un moyen pour se reconnaître. Avec cette gamine, on a une chance de tester si leur sang peut nous masquer ou pas. — Je ne pense pas que Frank nous laisse vérifier cette théorie avec Ellie. — Imprègne ça de son sang, lance-t-elle en désignant la veste avant de remonter l’escalier. Je suppose qu’elle se charge de Frank. Je ne sais pas si je m’habituerai un jour à ses manières cavalières.
Dehors, je prends une grande inspiration avant d’ouvrir la voiture. Sur le siège, le sang vomi commence déjà à sécher, mais au sol, la flaque est encore bien détrempée. Je réprime une nausée tandis que je trempe vite fait le dos de la veste dans l’immondice puis claque la portière. Tenant la veste du bout des doigts et à bout de bras, je rejoins l’étage. Anna et Frank sont en pleine discussion, et en désaccord, sur la stratégie à adopter. J’avance jusqu’au seuil de la porte et écoute leur conversation. Anna ne se sent pas en sécurité au chalet, Frank trouve les routes plus dangereuses encore. Chacun a des arguments qui se tiennent. Le chalet nous offre un répit opportun après les derniers jours, mais ses grandes baies vitrées et leur vue magnifique sur la rivière sont aujourd’hui un désavantage majeur si un groupe d’infectés devait s’aventurer alentour. D’un autre côté, j’ai du mal à imaginer notre groupe de quatorze s’aventurer sur les routes avec un bébé, deux enfants, une adolescente extrêmement perturbée et un blessé par balle. Je n’ai aucune envie de prendre parti entre ces deux-là pour le moment. J’entre dans la chambre et dépose la veste au pied du lit avant de redescendre. De l’air, il me faut de l’air. Mes pas me guident droit vers la berge et l’attente commence. J’espérais que les somnifères agiraient plus rapidement que ça, mais la culpabilité a le temps de me ronger. La dernière fois que j’ai interrompu une vie, Dieu m’a pris la quasi-totalité de ma famille. Et si c’était une erreur d’avoir voulu aider Ellie à partir ? Malgré ma bonne intention, Il pourrait voir ça d’un autre œil et me prendre Luke. Oh non… qu’est-ce que j’ai fait ?
Le grognement caractéristique retentit finalement dans la maison. Je voudrais me précipiter à l’intérieur, aider Frank et Anna, mais mes pieds refusent d’obéir. Il me faut d’abord rassembler mon courage pour affronter ce qui m’attend dans cette petite chambre. Lorsque je pousse la porte, le temps s’étire. Annabelle porte la veste ensanglantée et maintient l’enfant de tout son poids. Frank, à ses côtés, a le pistolet pointé vers la tête d’Ellie. Il se saisit de l’oreiller, l’applique sur le visage de l’enfant, tourne la tête et tire. Je me fige. Le silence est lourd. Anna se dégage et quitte la chambre. Frank, lui, ne bouge pas. Je m’approche et pose une main sur son épaule. L’épreuve a été plus difficile que prévu. Je me concentre sur les bruits extérieurs et vais jeter un œil par la fenêtre. Le tir ne semble pas avoir attiré d’infectés par ici. Du moins, pas pour le moment. Je laisse Frank qui a besoin d’être un peu seul. Anna a déjà commencé à creuser, à proximité de la maison. On se relaie jusqu’à ce que Frank nous rejoigne. Il porte le corps d’Ellie enveloppé dans un drap. Il la dépose délicatement au fond du trou et murmure : — Je suis désolé. Il recouvre le petit corps de terre, pelletée après pelletée. Ce n’est plus le corps d’Ellie qui est dans ce trou, mais tour à tour celui d’Elijah, d’Aaron, d’Eve, de Zoe, d’Arthur, et ce sont toutes ces parties de moi qu’on enterre et qu’ils emportent avec eux. Je me sens vidée, incapable de pleurer, plus capable de ressentir. Frank veut rester seul quelques temps. Moi, je veux retrouver Luke, le serrer contre moi. Anna et moi marchons depuis un moment en silence sur le petit chemin qui nous ramène au chalet. Il faut que j’essaie de crever l'abcès avec elle. — Tu crois vraiment que j’ai quelque chose à voir avec la mort d’Harold ? Comme souvent, elle prend son temps pour me répondre : — Je vous ai simplement proposé d’utiliser la même méthode qu’avec Harold pour qu’elle ne souffre pas. — Tu ne réponds pas à ma question. — Je ne fais pas confiance à Brandon. — Pourquoi ? — J’ai l’impression qu’il cache quelque chose. — Oui, il cachait bien quelque chose, mais ça n’a rien à voir avec la mort d’Harold. Je lui explique alors que lors de l’appel radio avec Mitch, Brandon a été contraint d’avouer que Naomie n’était pas sa seule motivation pour aller au Concord Mills. La drogue et une vengeance sur un certain Bill Bullpit semblent être ce qui a décidé le gang à quitter le lycée. — Roméo ne venait pas pour sauver sa Juliette… Brandon a donc menti, conclut Anna.
La silhouette du chalet apparaît au loin tandis que l’aube commence à poindre. À peine ai-je franchi la porte que Luke me saute dans les bras. Je le serre fort contre moi. — Alors, vous avez sauvé des gens ? me demande-t-il, candide. — Non, pas cette fois, mais on a pu ramener ce dont on avait besoin pour Karl. — Oui, c’est bien aussi. La fatigue s’empare brutalement de moi. Luke a du mal à me laisser aller me reposer alors qu’on se retrouve à peine, mais je tiens tout juste debout. Il cède et propose de me préparer un petit déjeuner. — Plus tard, Luke. Là, il faut vraiment que je dorme. Je monte dans la chambre des enfants et m’effondre sur le lit, sans prendre la peine de me déchausser. Ces quelques heures de sommeil sont peuplées de cauchemars, comme chaque nuit. Lorsque je rouvre les yeux, le soleil est déjà bien haut dans le ciel. Je jette un œil à ma montre : 14 heures. Jim donne des cours aux enfants. Je descends sans me faire voir de mon fils qui serait ravi d’avoir une excuse toute trouvée pour interrompre la classe. Dans la cuisine, Anna, Frank, Bobby John et Biz prennent un déjeuner tardif. Je me joins à eux. Biz réalise soudain que son sac contenant l’alcool a disparu. Il jette un regard suspicieux autour de la table. — Ne me regarde pas comme ça, j’y suis pour rien, se défend Frank. J’étais même pas là. — Ouais, ça doit être Naomie. J’vais lui d’mander, dit-il en avalant sa dernière bouchée à la hâte avant de quitter la table. Je me tourne vers Bobby John : — C’est toi qui lui a demandé de prendre ces bouteilles à la supérette ? Il grimace tandis qu’il réfléchit. — Non, répond-il, sincère. Ils ont tellement bu qu’il ne s’en rappelle même pas ! — Tu as mis sa vie et les nôtres en danger pour ces bouteilles. — Et Maggie, tu en fais quoi ? insiste Anna. Cette gamine, elle s’est accrochée à toi. Qu’est-ce que tu crois qu’elle va devenir si t’es plus là ? Bobby John semble remué par tout ça, promet qu’il va faire des efforts. Je lui demande : — Est-ce qu’on peut t’aider ? — Peut-être, je sais pas… — Si c’est trop dur de savoir que les bouteilles sont sous clé dans le garde-manger, on peut s’en débarrasser. — D’accord, oui. Il vaut mieux les vider. Je me lève et pars à la recherche de Naomie. Dans l’escalier, je croise Biz, visiblement mécontent. — Elle veut pas me rendre mon sac ! — Je m’en occupe. Il me sourit aussitôt, l’air rassuré. Naomie est dans la chambre d’Alexis. Elle a les traits tirés et paraît soulagée de me voir. Je lui demande : — Tout va bien ici ? — Oui, oui. C’est plutôt avec Karl que j’ai du mal. Il pleure beaucoup et rien ne le calme. — Ça doit être ses dents qui le font souffrir… — Je ne crois pas, il n’essaie pas de mordre les jouets qu’on lui donne. Tout ce qu’il fait, c’est pleurer. Je reconnais en elle le désespoir qui étreint parfois les jeunes mamans. Elle a l’air de s’être attaché à ce petit bonhomme. — Je passerai le voir lorsqu’il sera réveillé. Elle semble rassurée et me remercie lorsqu’Alexis m’interpelle : — Vous avez trouvé mes peintures ? me demande-t-elle d’une petite voix. — Non, je suis désolée. La prochaine fois. Déçue, elle retourne à son dessin. — Naomie, j'ai besoin de la clé du garde-manger s'il te plaît. Elle me la tend en me prévenant que Biz la voulait aussi. Je me rends discrètement au garde-manger et commence à vider les bouteilles. Bobby John me regarde pendant toute l'opération. J'imagine que ça ne doit pas être simple pour lui. — Eh ! Mais qu'est-ce que tu fous ? demande Biz, agacé. Et toi, tu laisses faire ? ajoute-t-il en se tournant vers le vétéran. Frank intervient : — Si vous aviez de la mesure, on aurait pu les tolérer, le problème est que vous n'en avez aucune et vous nous mettez en danger. — On a juste un peu fêté la victoire… bougonne Biz en s'éloignant.
Dans le bureau, la leçon de Jim est terminée. Je propose à Luke une partie de pêche. Il s’enthousiasme jusqu’à ce que je lui demande d’aller chercher Maggie. Son visage si enjoué se referme aussitôt. — Luke ? Qu’est-ce qu’il y a ? — Rien pourquoi ? — Luke ! C’est quoi le problème avec Maggie ? Ses sourcils se froncent : — Y’a rien, et puis, je suis pas une balance ! me lance-t-il en s’éloignant.
Dehors, Tony s’attèle à la fabrication de son collecteur d’eau. Annabelle se défoule en faisant du sport sur la terrasse. Bobby John s’est isolé sur le tronc d’arbre qui est couché sur la rive. Je m’approche de lui et m’installe à ses côtés. — Est-ce que ça va ? — Oui. Autant que faire se peut. — Est-ce que tu sais pêcher ? J’ai proposé à Luke de nous montrer comment faire, mais je crains qu’il ne soit pas le plus pédagogue. — Oui, je pêche, mais il y a du matériel ici ? — Il y a tout ce qu’il faut dans le hangar. Il va te montrer. — Maman ! Ron et Biz vont pêcher avec nous ! Malgré toute notre bonne volonté, aucun poisson ne vient mordre à nos hameçons. Luke reste enthousiaste et promet que demain, nous réussirons. Je les laisse ranger le matériel et passe voir le bébé qui dort toujours profondément. Une marque sur sa cuisse attire mon regard. C’est un bleu violacé, comme s’il avait été pincé très fort. J’ai ma petite idée sur qui a pu lui faire du mal. Je retourne dehors et intercepte Luke qui remonte du hangar : — Tout à l’heure, quand je t’ai demandé d’aller chercher Maggie pour la pêche, tu n’étais pas très à l’aise. Est-ce que ça a un rapport avec Karl ? Les yeux de mon fils s’écarquillent de surprise. Il acquiesce de la tête avant de paniquer : — Je voulais pas qu’elle fasse ça ! J’ai essayé de l’empêcher, mais elle continuait ! Elle dit que c’est de sa faute… — Calme-toi. Je vais lui parler. — Tu lui dis pas que c’est moi ! Elle va dire que je suis une balance. — Ne t’en fais pas. Va aider les autres à préparer le dîner. D’accord ? Il file sans demander son reste. Je n’ai plus qu’à trouver la petite tortionnaire. Elle est dans leur chambre, en train de lire un livre sur le lit. — Tu n’as pas voulu pêcher avec nous ? Elle me répond d’un haussement d’épaules sans lever le nez de son livre. — Maggie, il faut que je te parle de quelque chose. Tu peux poser ton livre s’il te plait ? Elle s’obstine à fixer les pages. Je m’assois près d’elle, attrape le livre et le referme : — Pose ça un instant, c’est important, dis-je en haussant légèrement la voix. J’ai enfin son attention. — J’ai remarqué que Karl a un bleu sur la cuisse, tu n’aurais pas une idée d’où ça peut venir ? — Non. Il a dû se cogner. Petite maline. — Il ne marche pas encore, il est trop petit pour se cogner. Nouveau haussement d’épaules. — Pourquoi on s’occupe de lui de toute façon ? finit-elle par me demander. — C’est un bébé et nous sommes responsable de ce qui est arrivé à sa mère. — Pourquoi ? C’est à cause d’elle que papy a été blessé ! On n’avait qu’à le laisser là-bas ! — Parce qu’il serait mort. Maggie, il n’est pas responsable de ce que sa mère a fait. Maintenant, c’est à nous de prendre soin de lui, comme on a pris soin de toi quand on t’a sauvé sur l’autoroute, tu te rappelles ? — Pourquoi vous n’avez pas sauvé mon frère ? Luke, il t’a toi, et tout le monde s’occupe du bébé. Pourquoi maman est morte ? Et pourquoi papy, il ne veut plus de moi ? Elle éclate soudain en sanglots et pour la première fois, elle accepte que je la prenne dans mes bras. Quelques instants après, nous sommes rejoint par Alexis qui nous serre dans ses bras. Une boule d’émotion me serre la gorge : — Je ne sais pas pourquoi les gens qu’on aime sont morts, mais on est tout ce qu’il reste les uns aux autres, alors il faut qu’on se soutienne. Alexis disparaît aussi rapidement qu’elle est arrivée. J’aperçois, sur le seuil de la porte, Anna qui s’écarte pour la laisser passer. Maggie finit par s’apaiser contre moi. Elle relève un visage inondé de larmes vers moi : — Comment je fais, pour que papy il veuille de moi ? — Tu sais, il suffit que tu sois là pour lui. Tu verras… Nous séchons nos larmes. Avant de quitter la chambre, je me tourne vers elle : — On est d’accord, Maggie, je ne verrai plus aucun bleu sur Karl ? Tu as le droit de ne pas l’aimer, mais je t’interdis de lui faire du mal. C’est bien compris ? Elle acquiesce de la tête, les lèvres pincées. J’espère que le message a été clair.
Au rez-de-chaussée, tout le monde s’installe pour le dîner. C’est le moment qu’Annabelle choisit pour attaquer le sujet du Concord Mills. — Alors, il paraît qu’on doit retourner au Concord Mills ? lance-t-elle innocemment. Frank détaille alors ce que nous savons de la situation là-bas et annonce qu’il fera ce qu’il peut pour les aider. Annabelle, de son côté, souligne que lancer une opération de sauvetage signifie mettre en danger le reste du groupe : cela veut dire prendre des ressources (nourriture, armes) et diviser nos forces pour une mission aux chances de succès plus que limitées. Mais ces gens, nous les connaissons. Il y a le père de Naomie parmi eux. Celle-ci souhaite d’ailleurs partir à son secours et demande à Brandon de rester au chalet. Lui n’est évidemment pas d’accord pour laisser sa petite-amie se mettre en danger. Un tour de table est entamé pour que chacun puisse s’exprimer. C’est à mon tour de parler. Je regarde successivement Frank et Annabelle : — Je comprends vos arguments à chacun. Aller secourir ces gens au Concord Mills est clairement très dangereux et tout le groupe risque pâtir de la situation. Mais si je suis ici aujourd’hui, c’est parce qu’on m’a sauvée, qu’on m’a aidée, et ce, à plusieurs reprises. Sans Omar, je serai morte dans cet hôpital, sans vous, je n’aurais jamais retrouvé Luke. Mais aujourd’hui, je dois penser à lui, alors, je resterai au chalet. Ron s’avance : — Moi aussi, je serai sûrement mort si vous ne m’aviez pas sauvé et j’aimerais bien aider, mais je… je ne suis pas comme vous, dit-il en regardant Anna, Frank, Brandon, Biz. — Tu es plus utile en restant ici. Ne t’en fais pas, le rassure Anna. Au final, Biz, Frank et Anna tenteront d’aider les survivants du Concord Mills. Ils seront accompagnés par Brandon et/ou Naomie, lorsque le couple aura tranché cette question. J’ai une boule au ventre à l’idée qu’ils doivent faire le trajet inverse qui nous a tant coûté lorsque nous nous sommes échappés de ce centre commercial. J’espère que ce sauvetage ne tournera pas en mission suicide.
|