Le soleil est écrasant malgré l'heure avancée de l'après-midi. La sueur perle sur les fronts des deux adolescents. Le visage d'Arhel est rougi par l'effort, Aydan lui propose de s'arrêter là pour aujourd'hui.
— Sûrement pas non ! Rappelle-toi ce que Père a dit, c'est moi qui décide quand on a fini.
L’exaspération s’empare d’Aydan. Il sait bien qu’Arhel a les faveurs de Père. C’est lui qui décide, c'est lui qui reprendra la forge à la suite de Père, c’est lui le fils légitime de la famille. Pourquoi ressent-il le besoin de lui rappeler cela constamment ?
Quand Aydan est grand et élancé, Arhel est trapu et musclé. Cette différence s'est accentuée depuis que ce dernier a commencé son apprentissage à la forge. Ses muscles saillants ont étoffé un peu plus sa silhouette tandis que celle d’Aydan lui confère une agilité que l’autre n'a pas.
Chaque jour, les deux garçons s’entraînent au maniement des armes forgées par Père. “Un bon forgeron doit connaître l'art du combat pour fournir des armes de qualité.” C’est ainsi que depuis leur douzième anniversaire, ils se retrouvent chaque jour derrière la forge, sur les bords de la rivière pour leur entraînement. Père vient de temps en temps leur donner des conseils mais il ne prend plus la peine d'assister à toute la session. Il estime leur niveau suffisant avancé pour pratiquer sans surveillance.
Aydan joue de sa souplesse pour esquiver chaque coups d'Arhel qui met toute sa force dans ses attaques, exaspéré de ne pas toucher sa cible. Il aimerait avoir le dessus pour une fois, mais il est trop lent. Aydan pare ou évite chacun de ses coups.
— Je ne risque pas d'oublier que c’est toi qui décide, tu n'arrêtes pas de me le rabâcher.
Les yeux d’Arhel pétillent soudain. Il sent qu'il a fait mouche avec sa remarque. Une colère sourde s’empare d’Aydan. Il n'a plus qu'une envie, ôter le petit sourire satisfait qui barre son visage de son “frère”.
C’est Mère qui l’a trouvé sur le seuil de la forge, emmitouflé dans une simple couverture ; il était tout juste né. Il n'y avait personne, pas de note expliquant le geste. Elle est toujours très émue quand elle raconte cette histoire. Lorsqu'elle a pris le bébé dans ses bras, il a souri, son cœur fut conquis. Ce soir-là, la lune, basse sur l'horizon, était énorme et rousse. Mère s'est dit que c'est l'astre qui lui avait fait ce cadeau. Le garçon fut nommé Aydan, "venant de la Lune" dans sa langue maternelle.
Quelques jours auparavant, elle-même venait de donner naissance à un fils. Elle n'a pas hésité une seule seconde avant de l'emmener à l'intérieur et de le poser dans le berceau d'Arhel. Les deux garçons sont ainsi devenus frères de lait.
La surprise de Père a été grande lorsqu'il a découvert un second bébé au sein de sa femme. Malgré la semaine qui séparait leurs naissances, Aydan était déjà plus grand que son demi-frère. Père n'a pas manqué de remarquer ses oreilles en pointes non plus, mais c'était trop tard pour qu'il puisse faire quoi que ce soit ; Mère ne lui aurait pas pardonné.
Il s'est souvent demandé comment les choses se seraient passées si c'est lui qui avait ouvert la porte cette nuit là...
Père l'a donc accepté dans son foyer mais à ses yeux, il n’a jamais été son fils. Même si le mot n'a jamais été prononcé, Aydan ne s’est jamais bercé d'illusions quant à sa condition : il est un bâtard.
Père n'a jamais eu aucun geste d'affection envers lui. A l'inverse, Mère l'a adopté et aimé inconditionnellement.
— Quoi ? Tu en as marre ? Tu es fatigué ? le nargue Arhel.
Habituellement, Aydan arrive à passer outre les provocations mais dernièrement, cela devient de plus en plus difficile.
— Regarde-toi ! Tu es essoufflé, ton visage est cramoisi et tu es incapable de me porter un coup. C'est pour toi que je proposais d'arrêter, moi je pourrais continuer pendant des heures.
Là, c'est lui qui fait mouche, le sourire d'Arhel a disparu.
— C'est facile pour toi... bâtard d'Elfe !
La rage contenue jusque-là explose. Aydan se jette sur son demi-frère, le renverse au sol et commence à le frapper au visage, poings serrés. L’autre n'a pas le temps de réagir.
— Tais-toi ! Tu n'as pas le droit !
Il le frappe encore et encore. Il ne me contrôle plus, jusqu’à ce qu’une forte douleur irradie sur le côté de sa tête et qu’il perde connaissance.
Les cris de Mère le tirent de l'inconscience :
— S'il te plaît non ! Laisse le partir mais ne lui fait pas de mal !
Aydan se redresse, son frère n’est visible nul part. Ils ont dû le ramener à l'intérieur car Père revient de la maison à grands pas. Il a l'air furieux et brandit une épée.
— Je… je... Père, je suis désolé. Je ne sais pas ce qu'il m'a pris.
— DÉSOLÉ ? Tu es désolé ? Espèce d'ingrat ! Tu as partagé son berceau, on t'a accueilli dans notre foyer, on t'a nourri et tu me dis que tu es désolé ! Tu as de la chance qu'il soit en vie où je t'aurai ôté la tienne sur le champ. Maintenant écoute-moi bien, bâtard. Tu vas partir d'ici, tu n'es plus le bienvenu chez moi. Je ne veux jamais te revoir dans les parages. C'est bien compris ?
— Père, je suis désolé…
— Ne m'appelle plus jamais comme ça, je ne suis pas ton père ! Pars maintenant !
Aydan cherche Mère des yeux.
— N'essaie même pas, elle ne te sauvera pas cette fois.
Mère est en pleurs, tout comme le jeune homme, mais rien ne fera changer Père d'avis. Le demi-elfe se lève doucement, la vue troublée par le flot de larmes et le coup reçu à la tête. Il regarde une dernière fois Mère avant de prendre le chemin qui longe la rivière.
Il a 17 ans et, une nouvelle fois, il est rejeté, abandonné.